Les bords de rivière m’ont toujours apaisée. La lecture de Jean Giono aussi …
Cette heure trouble où les jours se séparent de la nuit, où l’ombre se dépose dans les vallées de la terre, où le ciel s’éclaire, où tout est comme un vase qu’on a longtemps agité et qui maintenant va avoir son repos et sa clarification. Le rossignol a changé son chant. Ce n’est plus ce ruissellement de musique dont il a noyé sa femelle – et elle est sur la branche du tilleul, désormais lourde et sourde, et elle a fermé ses petites paupières rondes et le vent la balance du même balancement que les feuilles – ce n’est plus ce fleuve sonore, c’est une longue note à peine un peu tremblante. Longue comme ce déchirement de l’aube là-bas, au-dessus des collines de l’Est. Des gouttes de rosée glissent le long des feuilles des arbres, puis tombent, et les arbres sont tout tremblants et il n’y a pas de vent, mais cependant voyez comme les aulnes et les peupliers frémissent. L’air est léger. Il a cette qualité des eaux de source dans la montagne : on arrive là ; on a soif. On la voit verte, on la croit trop fraîche. On la boit, et alors on la trouve justement faite pour l’état exact de votre gosier et de votre corps à ce moment-là. Et vous repartez avec des forces nouvelles. Le soleil se lève. Avec lui les odeurs. Dans les lointaines collines, les lilas sont fleuris. Le fleuve a baissé là-bas, dans les fonds de la vallée, car l’odeur des limons vient de monter. Un écureuil a écorché les hautes branches du bouleau ; une odeur de miel vient de descendre. Les pluies passées ont découvert les racines d’un cyprès qui sentent l’anis. Une belette invisible court sous l’herbe du pré, et nous ne la voyons pas, nous voyons seulement l’aigrette des avoines qui tremble, mais nous sentons toutes les odeurs de ces herbes que la belette charrie de ses petits bonds souples, la flouve, l’esparcette, la fétuque, le trèfle et le sainfoin, la pâquerette et les mille petites herbes collées contre la terre noire, et la terre noire elle-même, avec ses champignons, ses vers, ses petits morceaux de bois pourris.
Je suis couché et je dors. Comment le jour entre-t-il en moi ? Dans le moment de cette heure trouble où le jour est né, moi-même endormi, ai été clarifié ; les rêves se sont enfuis comme le vent des arbres et le sommeil s’est déposé lentement dans les vallées de mon corps. Déjà tout ce qui émerge – pareil au sommet des collines qui dans le monde au-dehors viennent se gonfler en bosses d’or – tout ce qui émerge du sommeil en moi prend vie et chante. Je suis encore endormi mais j’entends, je sens les odeurs, je bois instinctivement à la fraîche fontaine de l’air nouveau. Les bruits et les parfums me racontent des histoires que ma pensée toute libre enregistre. Par l’odeur d’anis j’ai vu, les yeux fermés, les racines noires du cyprès ; par le chant du rossignol j’ai vu la dame rossignol ivre d’amour et de chanson nocturne, s’abandonner à la danse aurorale des feuilles ; par le froussement de la prairie et les éclats de parfum qui jaillissent dans les bonds de la belette, comme des cymbales d’odeur, j’ai suivi la course de la belette fauve depuis le tronc du saule jusqu’à sa petite bauge chaude. Enfin mes paupières sont touchées d’un épi d’or. Je m’éveille. Le soleil est posé sur mon visage.
un extrait de « rondeur des jours » de Jean Giono
retour haut de page